Le point de départ
Sur la très longue durée, les tendances et les perspectives dans les études sur la mort et le rapport à la mort sont naturellement disparates. En histoire ancienne, les pratiques funéraires ont toujours été au cœur des débats et des recherches dans de multiples domaines : organisation sociale, lien entre culture matérielle et identité, transferts culturels pour ne citer que les plus notables, dans des contextes variés comme la protohistoire celtique et italique, la Grande Grèce, ou Rome, l’Italie et les provinces. Un important renouveau est venu des protocoles pour la fouille de sépultures qui ont eu des répercussions notables sur la perception des causes de mortalité, du rituel religieux ou du recrutement des espaces funéraires. Parallèlement, les mutations de la fin de l’Antiquité ont été l’objet de discussions mettant en jeu la place de l’Église et l’évolution des pratiques dites païennes (E. Rebillard, V. Fiocchi Nicolai, P. Brown).
Les recherches sur les lieux de culte et les espaces funéraires ont également représenté au cours des vingt dernières années l’un des secteurs les plus dynamiques de l’archéologie médiévale. Alors que plusieurs monographies étaient consacrées, en France, à des fouilles extensives de cimetières (E. Zadora-Rio et H. Galinié, E. Lorans, O. Passarius, etc.), les historiens se sont intéressés au processus de sacralisation des lieux d’inhumation, ainsi qu’au rôle « polarisateur » de ces lieux pour les sociétés médiévales. Des essais de synthèse relatifs aux pratiques funéraires et aux relations entre les vivants et les morts ont ensuite été proposés (C. Treffort, M. Lauwers, Colloque de Flaran en 2015), qui appellent déjà des révisions, à la lumière de la multiplication des fouilles, des apports de l’anthropologie funéraire de terrain, de l’intérêt pour les pratiques sociales des communautés minoritaires, les sépultures « atypiques » ou les différentes formes d’exclusion des morts.
Enfin, après une heure de gloire dans les années 1970, l’histoire des attitudes devant la mort aux époques modernes et contemporaines a vécu, dans les décennies suivantes, une retombée assez brutale de l’attention historiographique qui paraît aujourd’hui bien terminée. On assiste en effet, depuis quelques années, à un réveil de l’intérêt pour ces questions chez les historiens, les sociologues ou les anthropologues, qui, tout en capitalisant sur les avancées de la période antérieure, a profondément renouvelé les objets et les méthodes. Les travaux récents se sont ainsi intéressés à l’évolution du cadre juridique, à l’aménagement de l’espace funéraire et à son patrimoine, aux enjeux urbains, financiers et commerciaux, à la culture matérielle, mais aussi à l’incinération, aux rituels, systèmes de croyances, funérailles publiques et politiques, l’anthropologie des catastrophes, des épidémies, des massacres et des guerres, l’histoire du corps et de la médecine, etc. Dans ce cadre, l’étude des transitions funéraires est un biais qui apparaît comme un moyen de fédérer et de décloisonner les entreprises récentes d’études sur la mort, tout en décentrant parfois le regard et les questionnements.
Perspectives
Le point de départ de ce projet résulte d’un regard porté sur notre temps et du constat que les sociétés occidentales vivent, à des degrés divers, ce que Régis Bertrand avait proposé de nommer, pour la fin du XVIIIe et le début du XIXe s., une « transition funéraire ». Les manifestations les plus visibles en sont non seulement la diffusion rapide de l’incinération, mais aussi la tendance de certains morts contemporains à sortir du cimetière par la dispersion de cendres, dans la nature ou même dans la ville. Ces rites donnent à penser que nous assistons à une mutation anthropologique en matière funéraire, qu’il faudrait rapprocher également d’autres phénomènes : les discussions sur l’euthanasie, le développement de la thanatopraxie, la gestion de cadavres en nombre inédit, conséquence des massacres de masse du XXe s. ou encore le développement à une échelle sans précédent des migrations et des déracinements dans un contexte de mondialisation qui mettent en jeu la place de la mort et des morts dans nos sociétés contemporaines.
Ce constat incite à explorer en détail les effets de ces mutations dans des contextes nationaux différents, et notamment en France et en Italie, en raison de traits communs mais aussi de divergences, liées par exemple à la présence inégale de l’Église catholique et des autres religions. Il est aussi une incitation à revenir à nouveaux frais sur d’autres grandes transformations qui ont eu lieu dans les espaces méditerranéens et européens depuis la fin de l’époque protohistorique. Notre approche est celle d’une quête d’intelligibilité dans la longue durée ; cependant, la perspective choisie n’est pas principalement généalogique : les périodes anciennes, en particulier l’Antiquité et le Moyen Âge, permettent surtout de déplacer le regard en envisageant des similitudes, des décalages ou des ruptures entre différentes configurations historiques, selon le double registre de la continuité et de l’altérité. Si, pour ces périodes, il revient à l’archéologie sans doute plus qu’à l’histoire d’avoir apporté dans les trois dernières décennies d’importants matériaux qui ont contribué au renouveau évoqué plus haut, l’étude des « transitions funéraires » sera un cadre idéal pour la réappropriation et l’intégration de ces éléments par les historiens.
Ce projet veut par conséquent promouvoir une discussion et une confrontation entre des spécialistes d’horizons divers (historiens, archéologues, anthropologues, démographes, sociologues, voire juristes, urbanistes ou médecins), dans une perspective résolument comparatiste et interdisciplinaire. L’éclairage historiographique apparaît en outre comme une dimension importante, non seulement en tant que fondement de la réflexion commune, mais aussi parce que les développements de la « nouvelle histoire de la mort » dans les années 1970 ont pu apparaître, avec du recul, comme un symptôme même des mutations actuelles (Ph. Ariès, R. Chartier). Le regain actuel d’intérêt pour les études sur la mort, chez certains historiens ou chez les sociologues, n’est peut-être pas non plus étranger à ces dernières. Il ne s’agira cependant pas d’écrire une nouvelle histoire de la mort en Occident qui intégrerait les époques antérieures au Moyen Âge. Dans ce programme, l’accent sera bel et bien mis sur la notion même de transition : sa problématisation et sa mise à l’épreuve, dans le champ funéraire et, plus généralement, historique seront au centre de nos préoccupations.
Envisager les mutations de systèmes funéraires implique un questionnement sur la définition et la constitution de ces derniers. De plus, les changements dans les pratiques rituelles ou dans les représentations ne possèdent pas tous la même portée dans un contexte historique ou une époque donnés. La transition funéraire peut aussi se décliner au pluriel ou n’être qu’un passage, tandis que les échelles et les temporalités revêtent naturellement une dimension cruciale. Nul doute en effet que les transitions ont grandement varié en fonction de leur durée, de l’ordre de quelques décennies à plusieurs siècles ; la présence de phénomènes transitionnels intermédiaires qui, à l’intérieur de la transition, font le pont entre des systèmes plus ou moins stabilisés, paraît en outre une caractéristique récurrente de nombreuses périodes ou sociétés ; leur ampleur (mutation, évolution, simple infléchissement, âges successifs à l’intérieur d’un même régime) et leur nature, selon qu’elles affectent l’ensemble du rapport à la mort d’une société ou un seul de ses éléments constitutifs (attitude générale face à la mort, modèles du mourir, rituels d’obsèques, pratiques commémoratives, inscription dans l’espace et dans la topographie urbaine) ; la présence, à côté d’un régime défini comme dominant, de systèmes minoritaires, intégrés ou marginaux, pour des segments de la société ou des individus extérieurs, déracinés ou négociant en quelque sorte leur intégration ; les modalités des changements des systèmes et leurs causes, avec notamment la question centrale du rôle des systèmes de croyances, de la place des institutions, des dynamiques sociales ou des évolutions démographiques ; sans oublier le vécu intra et intergénérationnel de ces évolutions par les contemporains, pour autant qu’on puisse le percevoir. Ces questionnements permettront ainsi de conduire également une réflexion sur la notion de « norme sociale » en matière funéraire, que les contextes ou les situations de transition, lorsque que plusieurs modèles sont pratiqués, formalisés, discutés, rendent plus particulièrement perceptible : si, pour paraphraser M. Augé, « la mort est bonne à penser » (Pouvoirs de vie, pouvoirs de mort, 1977), l’étude des mutations du rapport à la mort et aux morts nous parle nécessairement des sociétés où elles s’inscrivent.