Guillaume Cuchet, Nicolas Laubry et Michel Lauwers

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La Table ronde a été l’occasion de préciser les orientations du projet tout en faisant le bilan des rapports et discussions des trois demi-journées d’étude des 22 et 23 juin 2017. Tous les participants ont convenu de la nécessité de conserver la possibilité d’échanges dépassant les cadres dessinés par les grandes périodisations académiques. Cet aspect est, avec la pluridisciplinarité, une des dimensions fortes du programme et il présente un évident potentiel heuristique pour la réflexion de chacun sur son propre champ de spécialité.

Au cours des discussions, la définition même du « funéraire » n’a pas appelé beaucoup de commentaires et la notion a été utilisée de manière généralement pragmatique lors des communications. Le consensus était implicite sur le rôle structurant des pratiques funéraires pour les sociétés où elles s’inscrivent. On pourrait sans doute aller plus loin et s’accorder sur une définition a minima : relèveraient ainsi du « funéraire » (funus) les actes ou les gestes volontaires qui construisent la place des morts dans une société donnée et fixent leurs relations avec les vivants. Ces actes se caractérisent par une temporalité variable, depuis la préparation au trépas, le constat du décès et la prise en charge du corps jusqu’à son traitement, à la sépulture et aux pratiques commémoratives – dans la perspective de l’anthropologie « hertzienne », par exemple, il n’apparaît guère pertinent de distinguer de manière tranchée le temps des funérailles et celui de la mémoire des morts qui forment un continuum. Les pratiques funéraires entretiennent ainsi un rapport étroit avec le domaine du « mourir » (ou de la « fin de vie » dans la langue actuelle) et, du fait en particulier de la sépulture, elles trouvent un ancrage dans des lieux au statut spécifique, encadré par l’usage ou par l’institution. Contrairement aux faits qui ne relèveraient que du « mortuaire », les pratiques « funéraires » sont conditionnées par des représentations et par des discours, par exemple des systèmes eschatologiques, des doctrines religieuses ou, dans un autre registre, par des savoirs médicaux. Un dernier point de discussion général a concerné l’existence d’une « norme » ou de « règles » auxquelles se conforment les pratiques funéraires d’un espace-temps donné : si nous voulons assumer notre travail d’historien, il paraît indispensable de se détacher de certaines formes d’empirisme, voire de relativisme, et de tenter de reconnaître des tendances globales au sein des sociétés, en dépit de l’éventuelle diversité des cas rencontrés et des marges de liberté concédées, ici ou là, aux acteurs sociaux.

Deux autres dimensions du programme ont donné lieu à quelques échanges et doivent être précisées :

– la première est celle de l’aire géographique privilégiée qui demeure celle de l’Occident européen. Ce découpage est certes imparfait et il n’est pas totalement pertinent pour les périodes les plus anciennes – en l’occurrence, pour l’Antiquité. Il fournit cependant un point de référence fondé en quelque sorte sur le point d’arrivée, puisqu’il s’agit de l’espace où s’observe la mutation contemporaine, qui est aussi celui où, après avoir vu la naissance du cimetière chrétien, s’est originellement développée la précédente transition des XVIII^e-XIX^e siècles. C’est donc à propos de l’Occident que s’articulera la réflexion. On n’exclura pourtant pas les prolongements de cet espace occidental (et plus particulièrement les zones d’influence ou les colonies évoquées par Xavier Huetz de Lemps), qui peuvent être intéressants pour des problématiques touchant aux modalités de transfert de pratiques et qui induisent à leur tour des mutations voire des transitions funéraires. De telles dynamiques s’observent aussi bien dans les mondes anciens que pour des périodes plus récentes. Par ailleurs, le recours au comparatisme peut s’avérer un puissant outil heuristique, afin de saisir, par exemple, la genèse et les caractères originaux des représentations et des pratiques de l’Occident chrétien au regard du judaïsme ou de l’islam ancien.

– la seconde est celle de la chronologie : si le terminus ante quem est fixé à l’époque contemporaine et à son observation, le point de départ est sans doute plus sujet à discussion. La communication d’Aurélie Zemour sur l’apparition des premières inhumations au Paléolithique a révélé une sorte d’incommensurabilité avec les périodes ultérieures. L’obstacle est sans doute moins ici l’absence de textes, qui peut être partagée avec d’autres contextes proprement historiques où l’archéologie est la première pourvoyeuse de données, que les différences d’échelles en termes de temporalité, d’étendue spatiale et même d’informations disponibles. En revanche, tout l’intérêt de la mise en perspective des questionnements et des concepts élaborés dans le cadre des recherches sur la Préhistoire avec les périodes ultérieures est clairement apparu à la discussion et c’est un aspect qu’il faudra conserver par la suite.  Au cœur de ces interrogations se trouve la définition même de la « sépulture », qui n’est pas sans faire écho aux fluctuations contemporaines induites par de nouvelles pratiques, dont la dispersion des cendres.

Pour des raisons qui ne sont pas très éloignées, la question de la place à donner à la période antique a pu également se poser. Dans l’Occident romain au moins, la transition de la fin de l’Antiquité fournit certes une porte d’entrée commode aux transitions déjà repérées a priori : c’était d’ailleurs le point de départ qu’avait choisi Philippe Ariès, même s’il ne l’avait traité que de manière marginale. Mais, tant dans le monde grec que dans le monde romain ou encore dans l’espace celtique (pour ne prendre que ces exemples), l’oscillation entre des tendances partagées à une large échelle et des modifications assez notables des pratiques funéraires sur des temporalités parfois très courtes porte à s’interroger sur la pertinence de la notion de « transition » pour décrire ces phénomènes. Pourtant, scruter ces dynamiques est aussi indéniablement un moyen, sinon de circonscrire des « transitions antiques », du moins d’amener à décentrer le regard et à déterminer en retour ce qui précisément constitue la spécificité des transitions funéraires dans l’Occident.

L’objet du programme est constitué par les moments de « transition », c’est-à-dire les moments de glissement ou de basculement d’un système funéraire à un autre. L’intitulé promeut donc une approche résolument historique, c’est-à-dire dynamique. Pour autant, il implique inévitablement d’identifier, sans doute souvent de façon empirique dans un premier temps, des systèmes, voire, pour employer un terme peut-être moins contraignant, des « organisations funéraires » (formule utilisée par Éric Rebillard) – on peut songer aussi à la notion de « configuration », utilisée lors des discussions. Celles-ci sont entendues comme ensembles de représentations et de pratiques liées entre elles – articulant le rapport aux mourants, aux morts et à la mort – et conditionnées par divers facteurs (démographie, dynamiques sociales, institutions, religieux, etc.). Leurs rapports peuvent s’avérer plus ou moins étroits et, du point de vue des temporalités, connaître des rythmes variés d’évolution, sans parler des disparités au sein même des groupes composant la société. L’identification d’organisations funéraires plus ou moins cohérentes et stables est néanmoins indispensable si l’on veut éviter un tableau impressionniste de transformations intervenant à tout moment et en tous sens.

Dès lors, la singularité d’une « transition funéraire » serait le basculement d’ensemble des différents éléments d’une organisation funéraire type – comme ce fut le cas aux XVIII^e-XIX^e siècles, si l’on conserve la valeur paradigmatique de ce moment dans l’Europe occidentale. Dans cette optique, l’analyse des mutations de pratiques qui n’engagent pas l’ensemble de l’organisation s’avère toutefois digne d’intérêt, tout comme celle des situations mettant particulièrement en lumière les spécificités d’une organisation ou d’une configuration donnée.

Ces prémisses et les discussions qui ont eu lieu lors de la Table ronde mettent surtout en évidence que le découpage qui avait initialement prévu pour les différentes rencontres du programme, reposant sur une périodisation classique (Antiquité, Moyen Âge, période moderne et contemporaine, avec un atelier pour chacune d’entre elles), n’est plus tenable. En revanche, il nous semble important de conserver une forme d’articulation chronologique, le sujet fixant en quelque sorte sa propre chronologie et surtout sa propre périodisation. Dès lors, nous envisageons d’organiser les recherches et donc des des rencontres selon plusieurs grands paradigmes :

1/ Cité et Empire. Ces deux configurations politiques, qui ont d’ailleurs coexisté, forment à la fois une porte d’entrée commode et un cadre à l’analyse des pratiques funéraires dans le monde occidental antique à partir du VII^e s. av. J.-C. environ. Bien que les pratiques funéraires aient alors usuellement relevé des groupes de parenté, les effets de la constitution, suivant des modalités diverses, de communautés civiques, puis la formation progressive de l’empire de Rome méritent d’être examinés à l’aune de la notion de « transition ». Pareille approche implique de proposer une mise en regard avec d’autres formes d’organisations collectives ou sociétés, comme par exemple celle de l’Italie préromaine ou des espaces celtiques.

2/ Christianisation et Église. Une prise en charge de la mort et un contrôle des morts par l’institution ecclésiale s’impose très progressivement depuis le III^e siècle jusqu’à son affirmation presque totale au XIII^e siècle. Ce fil directeur peut former un second point de repère commode dans la périodisation, dont il faudrait explorer plus finement les scansions et les formes intermédiaires. Cette configuration peut être caractérisée comme celle de l’élaboration et de l’affirmation d’un système gagnant en stabilité et se diffusant très largement dans l’Occident européen.

3/ Vers la « transition moderne ». Dans la mesure où les transformations des XVIII^e et XIX^e siècles, déjà bien explorées, sont à l’origine de la notion historiographique de « transition funéraire » (naguère proposée par Régis Bertrand), il serait intéressant d’explorer les différentes facettes ou strates des changements qui la définissent, afin d’en saisir les articulations, comme l’a proposé Anne Carol ; il serait en outre important de mettre l’accent soit sur la période immédiatement précédente (depuis les XV^e-XVI^e siècles, dont Diego Carnevale doute qu’ils marquent une transition), soit sur les développements et prolongements des changements, en France ou dans d’autres espaces géographiques.

4/ La mutation contemporaine, qui engage historiens et sociologues, et dont plusieurs aspects ont été décrits par Gaëlle Clavandier et Guillaume Cuchet. La question de son caractère radical reste encore en suspens ; en revanche, il est indéniablement possible d’en dresser un état des lieux et de la mettre en regard avec les basculements antérieurs.

Au sein de ces cadres en quelque sorte paradigmatiques, il sera indispensable de déterminer des thèmes ou des objets qui, abordés par le biais d’études de cas et en jouant d’échelles variées, seraient susceptibles de se répondre par-delà les distances chronologiques, afin de favoriser une réflexion commune. Les communications et les discussions qui ont eu lieu à Créteil ont mis en évidence plusieurs points d’accroche de ce genre : les dynamiques sociales (l’ostentation, le deuil, la commémoration et leur rôle structurant dans la société) et religieuses (pratiques, discours, représentations eschatologiques), le rôle des institutions (familiales, civiques, religieuses ou ecclésiales, étatiques), l’impact de la démographie (tendances d’ensemble ou crises de mortalité), les dimensions matérielles ou économiques du traitement des morts. Tous ces aspects, dont on ne donne du reste ici que quelques exemples, ne nécessitent pas forcément d’être envisagées avec la même acuité.

Une dernière dimension qui devra faire l’objet d’une attention particulière est celle de l’historiographie. Plusieurs interventions au cours des deux journées ont, soit de manière implicite, soit de manière explicite (Régis Bertrand, Damien Bocquet, Robert Marcoux), mis en lumière son importance et son intérêt. L’idée a été émise qu’il serait envisageable que chaque « transition » puisse reconstituer son propre dossier historiographique. Cette proposition n’est sans doute pas réalisable pour toutes les époques, mais mériterait indéniablement d’être explorée au moins pour la période s’étendant de la fin du XVIII^e siècle jusqu’à nos jours. Dans cette optique, on pourrait tout aussi bien revenir aux regards portés sur des époques non concernées stricto sensu par le cadre chronologique du projet, comme la Préhistoire. S’il est possible de proposer des interventions historiographiques ponctuelles dans le cadre des rencontres intermédiaires voire dans la rencontre finale, le séminaire organisé conjointement par Philippe Boutry et Guillaume Cuchet à l’EHESS sera également un laboratoire pour développer ces thématiques.